Depuis quelques années, le petit monde « automotif » se cherche une renaissance. Qu’il s’agisse de SUV au look de baroudeur ou de gros trails taillés pour (avoir l’air de) faire le tour du monde, il semble qu’une des époques héroïques les plus porteuses en terme d’image pour les constructeurs d’aujourd’hui soit le tournant des années 80, ce moment béni des dieux du pétrole et de la barbe de trois jours qui vit naitre le Paris-Dakar, le Camel Trophy, et fleurir les engins hauts sur pattes jusqu’au cœurs de nos centre-ville. Tee shirt blanc et chèche autour du cou, lunettes de soleil iridium à rabats en cuir rivées devant les yeux, qu’on soit au volant d’un Range Rover ou perché sur une Africa Twin, on pouvait à tout moment tout plaquer pour aller laisser sa trace dans le sable vierge du premier désert venu. Fraicheur et liberté, légèreté de vivre aussi, sont des caractéristiques qui aujourd’hui font cruellement défaut. Ce n’était peut être pas aussi simple que ça à l’époque, mais vu d’ici, avec un œil dans le rétro et Nostalgie à la radio, on a vite fait de se persuader que c’était tellement mieux avant.
Du coup, en 2017 les engins qui cartonnent dans les charts occidentaux sont ceux qui offrent ce potentiel d’évasion, ou qui en ont l’air. En l’occurrence, dans le petit monde de la moto les nouvelles reines sont les aventurières au long court. Honda relance justement sa fameuse Africa Twin à grands coups de com’ virale et de vidéos musclées tandis que la doyenne BMW GS continue de régner sans conteste. Hélas, le cul chargé de valises et top-case en métal, genre qui survivraient à une guerre atomique, les exploratrices du XXIème siècle, à l’instar d’un Defender parisien, ne salissent que rarement leurs pneus dans la gadoue de l’enfer vert. Pendant ce temps là, en Arménie, Paul enfourche sa vieille Moto-Guzzi de 1970 et quitte Erévan. Destination : Agarak et la frontière Iranienne via les montagnes et malgré l’hiver.
Je ne vous parle pas de Paul Boîtier Rouge, Marquis de Saab, qui ne se déplace que propulsé par un V6, assis sur du cuir pleine fleur et entouré de la pureté du son surround de sa Hifi Harman Kardon, quoique … Rouler en Saab en 2017 c’est aussi un genre d’aventure. Mais je m’égare, Ce n’est pas de ce Paul là dont je vous parle, mais de Paul Van Hooff, journaliste et auteur hollandais, et surtout moto-héro qui par un beau matin s’est réveillé en se disant qu’il se ferait bien un petit Amsterdam-Tokyo, comme ça vite fait, avec sa vielle Guzzi. Le bi-cylindre en V ronronne en faisant fièrement face à la route enneigée. Paul roule lentement dans le brouillard. Pendant de longs moments, il laisse ses bottes bardées de sacs plastique et de gros scotch d’emballage glisser au sol pour maintenir l’équilibre. Il a toute confiance en sa moto mais entre mauvaise visibilité et adhérence quasi-nulle, il faut rester vigilant. Heureusement il n’est pas seul. Un autre motard fou, José, rencontré pendant le voyage, l’accompagne. José est espagnol, il roule en BMW K75, une monture à peine plus récente que la V7 Special de Paul et pas mieux adaptée à la situation. A part eux, la route est presque déserte. Presque. Il y a les camions.
Je ne sais pas si vous vous êtes déjà retrouvé face à un mur blanc qui soudain éclate en fumée mais c’est à peu près l’effet que ça fait quand un mastodonte hurlant et grinçant surgit face à vous dans une trompeuse nonchalance, et vous êtes si petit qu’il est difficile de savoir si le monstre vous a bien vu, si sa trajectoire va vous frôler ou si vous allez embrasser sa calandre – calandre qui fait la taille d’un portail de cimetière. Parfois il faut s’arrêter pour dégager la neige accumulée entre la roue avant et le garde-boue, tassée et durcie jusqu’à mettre l’équipage en péril. La fourche ne fonctionne plus, c’est la gamelle assurée au prochain nid de poule. Immanquablement, les bécanes et les motards tombent, à plusieurs reprises. Mais ils s’entraident, se relèvent mutuellement et repartent toujours. Les pistons tractent lentement, comme des chevaux de trait. Les dessins des pneus remplis de neige s’agrippent à la moindre aspérité de la route. Surtout ne jamais freiner. Ils franchissent le sommet et s’accordent une pose. Un camion benne passe. A l’arrière, des ouvriers jettent des pelletées de sel sur la route où se confondent déjà la neige fondue et la boue. Un signe de la main, un sourire, du respect. A défaut de tenir chaud au corps, ça réchauffe le cœur. On vérifie l’arrimage des bagages et on repart dans le brouillard. Les flammes rouges du casque de Paul disparaissent dans le jour blanc.
Il a le feu sacré Paul, il arrivera au bout. Prochaine étape : Agarak et la frontière iranienne. Amsterdam est bien loin et Tokyo n’est encore qu’un nom sur une carte, une idée, une destination autant qu’un prétexte. Paul est à peine à mi-chemin de son périple, il lui reste encore un paquet de kilomètres à parcourir. Des kilomètres où douleur et plaisir vont continuer de se confondre. Des kilomètres où l’autre sera toujours là, qu’il s’agisse de rencontres autochtones où de moment de solitude où l’autre c’est cet ce mec qu’on connaît à peine et qu’on appelle soi-même. Philosophie : Qu’est-ce qui est le plus important, la destination ou le voyage ? Vous avez quatre heures. Quatre heures c’est court. Consciemment ou non, certain(e)s vont plancher là-dessus pendant toute leur vie sans jamais trouver la réponse. Paul est-il en pleine dissertation sur le sujet ? Ou est-ce justement parce qu’il a trouvé sa réponse lors de son premier voyage qu’il a entamé celui-ci ? Parce que Paul n’est pas un débutant, avant Amsterdam-Tokyo il a trainé sa Guzzi de Deadhorse (Alaska) à Ushuaïa (Argentine). 60 000 km en selle, des neiges de la baie de Prudhoe jusqu’à la Terre de Feu, tout au bout du fin fond du bout du monde. Un périple prévu pour se dérouler sur huit mois et qui va finalement durer… 3 ans.
Pire, parti en 2005, Paul ne remettra pas les pieds à Amsterdam avant 2016. Pour son premier grand voyage, Paul est parti onze ans. Flashback. 2005, Amsterdam, Paul Van Hooff est journaliste. Il est né au Niger mais il a vécu la plus grande partie de sa vie en Hollande. Travaillant pour la presse écrite il en a marre de courir après le temps pour boucler ses deadlines. Il court partout et tout le temps et malgré tous ces kilomètres parcourus, il fait du sur place. Alors il met la clé sous la porte, il enfourche sa Guzzi et file voir le monde. Lui et sa vieille italienne se retrouvent en Alaska et taillent la route vers le sud. Le voyage dure, s’étire… Jusqu’à son arrivée en Bolivie. Là son destin l’attendait. Il pose ses sacoches cavalières, rencontre, aime et devient papa des deux amours de sa vie : les jumeaux Santiago et Sebastian. Il termine quand même son voyage et atteint Ushuaïa avant de retourner s’installer a Sucre (Bolivie) pour vivre avec ses enfants et écrire un livre sur cette aventure. 2016, Hollande, le livre Man in het zadel (L’homme en selle) marche très bien, il est sur le point d’être traduit dans la langue de Shakespeare et publié en Angleterre puis en Amérique du Nord. Si bien que l’éditeur de Paul en réclame un second. Loin de tout ça, en Bolivie, tout en songeant à un hypothétique Amsterdam-Tokyo, Paul reste près de ses fils, par amour tout simplement. Mais quand vient la saison, les oiseaux migrateurs ne se posent pas de question. Le public aime le livre de Paul, l’éditeur insiste encore un peu et sans trop se faire prier, en novembre Paul remonte en selle.
Depuis que je suis les aventures de Paul sur internet, je l’avoue, je sors ma vieille BM plus souvent. Lady Luck (c’est son petit nom), en bonne allemande qui se respecte, aime la pluie et le froid. Et moi aussi ! Je précise que j’ai commencé à préparer cet article en février et que je tape ces ligne début mars, dehors c’est la tempête, je viens de garer Lady Luck sur le trottoir, je suis maintenant assis au chaud mais j’ai les fesses qui me grattent pour cause de pantalon mouillé malgré la tenue de pluie et mes chaussures sèchent sur le radiateur. Je fais rarement moins 60 à 70 km dans la journée et plus je rentre trempé et transi, plus j’ai l’impression d’être un chevalier, un aventurier, plus je me régale de regarder les visages décomposés des automobilistes que je double ou croise (sous la pluie battante, je double rarement en fait), et plus j’ai d’histoires héroïques à raconter à mon petit loulou le soir au coin du feu… Pendant que Paul, à des milliers de kilomètres de là, finit sa nuit alors qu’il fait encore nuit, replie sa tente et se remet en selle. A côté de lui, comme beaucoup d’entre nous, je suis un petit joueur.
Mais ces quelques moments passés au contact des éléments me permettent de mieux comprendre ce que m’a dit Paul quand je lui ai demandé pourquoi diable se lancer dans un tel voyage au pire moment de l’année ? La réponse de Paul est simple : « L’hiver c’est encore plus l’aventure. L’été c’est chiant. Et puis souffrir c’est bon pour l’histoire, et je confirme, jusqu’ici j’ai bien souffert. » Du coup, je suis partagé. Il faut du courage pour affronter la souffrance, ok, mais quand cette souffrance est voulue on est quand même moins dans le registre de l’héroïsme que celui du spectacle. Mais là encore, Paul m’apporte un élément de précision aussi imparable qu’universel. « J’étais déjà en Hollande quand mon éditeur m’a convaincu d’écrire un deuxième livre. Je n’avais pas le temps d’attendre le beau temps et passer six mois de plus loin de mes fils » me dit-il. Grace à ce second livre, il va pouvoir envisager de rester un bon moment près de ses deux fils en Bolivie. En tant que photographe, auteur et papa d’un petit bonhomme de un an, je comprends. Je comprends infiniment ce point de vue et je le respecte par-dessus tout. Vous allez me dire pourquoi ne pas privilégier la sécurité, conserver un travail et des revenus stables pour rester près des siens ? Pour ma part, j’ai un bon millier de réponses à vous donner mais c’est un autre débat et je ne sais pas si elles seraient les mêmes que celles de Paul. Toujours est-il que, aussi paradoxal que ça puisse paraitre, en roulant d’Amsterdam à Tokyo, Paul fonce vers la Bolivie.
Autre question : pourquoi la Guzzi ? Pourquoi cette vieillissime V7 Special des années 70 quand le XXIème siècle regorge de baroudeuses mille fois mieux armées pour affronter l’enfer sur Terre ? La réponse tient en partie dans les deux précédents paragraphes. La Guzzi n’est pas faite pour ça donc la Guzzi est parfaite pour ça. Et puis Paul a toute confiance en celle qui l’a déjà menée d’un bout à l’autre de la planète sans jamais le laisser tomber (enfin au sens figuré, hein). Et quand on aborde le sujet de la BMW 1200 GS, Paul est sans pitié, « les BMW sont des motos arrogantes, tout juste bonnes à montrer combien d’argent on a. Et elles tombent en panne, trop de gadgets là-dessus, c’est trop compliqué à réparer. La Guzzi, elle, est facile à dépanner en cas de problème, mais en fait elle est très fiable et surtout très simple. J’adore sa simplicité. Et en plus elle est super à piloter. Avec elle c’est vraiment l’aventure, tu sens le vent, la pluie, le soleil et tu as les mains sales. » J’ai beau être un fan inconditionnel des gros trails teutons, là encore je le comprends, on ne peut pas séparer deux compagnons de route qui en ont vu autant tous les deux.
Au moment où je tape ces lignes, Paul a franchi la frontière iranienne. La route est beaucoup plus paisible et le soleil est même de la partie ! Même si je sais qu’il aime galérer, je lui souhaite que ça dure. Il est à peu près à mi-chemin mais le plus dur reste à faire. Les pays qui s’annoncent ne seront pas forcément une partie de plaisir pour un « étranger au guidon ». Manque de temps, travail trop prenant, responsabilités… Au même titre que le reste, l’aventure se procrastine au quotidien, et ce ne sont pas les excuses qui manquent. Heureusement, il reste des mecs comme Paul pour nous montrer que si on veut on peut. Il a simplement arrêté de remettre son grand voyage au lendemain, il a pris la route. Aventure rime avec dur et curieusement, la volonté de Paul a été d’aller en chier encore plus pour s’évader des contraintes de la vie quotidienne. il a remplacé ses vieux problèmes par de nouveaux problèmes, mais ce sont des problèmes plus exotiques. Loin du confort d’un appartement, il campe. Loin du chauffage central, il se réchauffe les mains devant un feu de bois, à la belle étoile. Loin de la relative sécurité du monde occidental, il croise des peuples aux fondements culturels à des années lumières des nôtres. Loin de la tiédeur de l’air conditionné d’un habitacle de voiture et de la toute puissante efficacité d’un couple ESP/ABS, il chevauche sa vieille Guzzi à travers plaines et montagnes. Tout ça fait-il de Paul un aventurier ? Je ne sais pas mais j’ai envie dire oui. Un explorateur ? Absolument, chaque jour il découvre de nouveaux paysages et de nouveaux humains.
Un chevalier ? Absolument, mais un chevalier pacifique. Un voyageur ? Plus que tout, oui, au sens propre puisqu’il parcourt le monde, et métaphoriquement puisque solitaire la plupart du temps, il parcourt aussi ce monde qu’il renferme au plus profond de son âme.
Pour suivre Paul sur internet : http://guzzigalore.nl/ et http://facebook.com/paul.v.hooff
Texte: Thierry Vincent
Photos: Paul Van Hoof (c)
3 Comments
respect pour l’aventurier et sa monture! merci de nous l’avoir fait découvrir!
Superbe histoire merci ! Il a bien raison l’explorateur : une moto moderne bardée d’électronique qui tombe en panne dans le tiers monde, c’est la fin du voyage. Alors qu’avec ces mécaniques simple et tres fiables on trouve toujours des solutions aux petits problemes.
Respect!! Et pour la petite histoire, José, le motard espagnol en BM avec qui il a partagé un bout de chemin, est descendu lui à Dubaï (il devait en avoir marre de la neige et du verglas!).
J’ai eu la chance de croiser José au début de son périple, du moins pas trop loin de son point de départ (sur Arcachon, alors qu’il partait de Séville….), et il m’a sympathiquement dépanné au bord de la route! L’esprit motard existe encore! 😉 Et longues vies aux Guzzi